la vie m'a mangé, mais j'ai croqué dedans un peu, aussi (4)
L'homme qui attendait sur le perron n'attendit pas longtemps. Il examina une dernière fois la demeure confortable et sans gout qui donnait sur la rue, puis se mit à l'ouvrage. Il s'accroupit et chercha dans son sac de cuir l'outil qui convenait. Il avait fait preuve de bonne volonté en frappant à la porte pour annoncer son arrivée mais n'éprouva pas le besoin de pousser la politesse jusqu'à attendre qu'on lui ouvre. Il finit par sortir une sorte de petit miroir de poche ovale de sa sacoche et le plaça contre la porte. Il marmonna quelque chose d'assez mélodieux dans sa barbe broussailleuse et quelque chose se passa. L'intérieur du miroir n'était plus une surface réfléchisssante mais laissait voir ce qu'il y avait de l'autre côté de la porte, comme un miroir sans tain qui permettrait de voir à travers le bois. Le grand homme voûté passa sa main au travers du miroir comme s'il la plongeait dans une bassine et il pénétra sa surface polie en faisant des cercles et des vaguelettes comme s'il touchait de l'eau pour de vrai. Il tatonna de l'autre côté jusqu'à trouver la poignée de la porte, la clé. Il finit par s'ouvrir et, après avoir rangé le Miroir Pénétrant de Job Déthé, entra dans la demeure, juste au moment où Antoine se dirigeait vers le perron. Ils se toisèrent un moment.
L'homme avait un regard peu amène, de ceux qui vous impressionnent d'emblée, sans qu'on sache pourquoi. Antoine s'approcha, d'un pas rapide mais indécis. Il se montrait, plus qu'il ne l'aurait voulu, décontenancé par l'irruption de cet individu qui le dépassait d'une bonne tête et ne montrait, lui, aucun signe de malaise. Cette maison aurait pu être la sienne que ça ne l'aurait pas moins dépaysé. Il voulut parler pour prendre la situation en main mais le grand barbu leva la main et immédiatement Antoine fut assailli par une odeur végétale, semblable à celle de l'herbe fraîchement coupée, tandis qu'un vent sec lui bousculait les vêtements, lui emplissait inopinément les poumons et lui balayait le visage. Il vit également qu'autour de la main de l'homme sévère se déployaient des filaments de couleurs vives, qui s'étendaient progressivement dans l'espace confiné du couloir en volutes bigarrés, traçant des motifs entrelacés et changeants qui s'entortillaient les uns autour des autres sans jamais être plus palpables qu'un rai de lumière douce. Pris de vertige, Antoine partit à la renverse. Il n'y avait eu aucun bruit, et celui que fit le corps en heurtant le sol carrelé eut quelque chose de violent. Antoine, pourtant, ne se fit pas mal; en revanche, il perdit momentanément connaissance.
Son épouse avait surgi du salon, une télécommande multiboutons à la main, et demeura perplexe devant le spectacle de cette odeur, de ce vent, de ces rubans mouvants qui émanaient de cette vieille main ensoleillée. Elle demeura dans la stupeur et la contemplation, et le grand homme sévère la repoussa contre l'encadrement de la porte pour l'écarter de son chemin. Il se mit en quête de la seule chose pour laquelle il était venu : la petite.