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la tanière du hérisson
7 août 2006

la vie m'a mangé, mais j'ai croqué dedans un peu, aussi (1)

    Antoine était de ces gens insipides qui se savent sans destin et qui ne s'en inventent pas pour autant, qui voient la vie comme elle est, sans façonner de prothèse avec du rêve, des nuages, des sourires, un peu d'alcool et une pincée de moutarde. Antoine était quelqu'un de raisonnable, voire de franchement arraisonné. Il n'avait jamais cherché à s'enivrer de quoi que ce soit, et estimait ne pas s'en trouver plus mal, pour autant, bien au contraire. Bien sûr, être si fade, ça ne l'avait pas empêché de se marier ni d'avoir des enfants ; chacun sait que tout cela n'a, du reste, rien à voir.
    Antoine avait un métier, il avait une maison, il avait des occupations, des relations, des soucis, des projets, le tout en quantité raisonnable et somme toute assez prévisible, le genre de paysage intérieur qui ne vous empêche pas de dormir, ou alors juste pour faire comme tout le monde. Antoine n'avait vraiment pas de quoi se plaindre. Sa vie était complètement inintéressante, il était bien parti pour la voir filer sans en avoir rien fait de notable ou de savoureux, mais il l'assumait tranquillement, parce qu'après tout, à 38 ans, c'était quand même quelque chose dont il ne pouvait pas dire qu'il ne l'avait pas choisi, au moins un peu beaucoup.

    Antoine, donc, ne put se déclarer ravi quand déboula dans sa vie au demeurant si bien rangée une tornade chaotique dont il perçut tout de suite le potentiel explosif. La tornade ressemblait à s'y méprendre à une petite fille du nom de Nilia. C'est sa femme Martine qui la lui présenta, un soir d'été, alors qu'il revenait du travail. Elle la lui présenta sous la forme d'une photo en couleur, sur laquelle on voyait une gamine avec des tresses blondes, une frimousse trognon qui plisse du nez face au soleil et une robe verte sans manches, avec des petites bretelles torsadées, le tout sur fond de jardin à l'herbe brûlée par la chaleur. Sur la photo, il y avait derrière la petite fille un homme dont on ne voyait que le torse bronzé et adipeux, et le haut du pantalon; l'homme serrait la petite fille contre lui et tous les deux faisaient coucou à l'appareil photo, ou à la personne qui le tenait. Martine expliqua à Antoine que Nilia était la fille de son cousin Jérémie. Cousin Jérémie dont Antoine, qui mettait pourtant un point d'honneur à entretenir des relations familiales régulières et hypocrites, n'avait jamais entendu parler. Martine lui raconta pourquoi personne, dans sa famille, ne parlait jamais de Jérémie et pourquoi, aussi, celui-ci n'avait jamais cherché à recontacter qui que ce soit. Quel rapport avec cette gamine, se demandait-il? A en juger par les précautions oratoires de son épouse, d'ordinaire si à l'aise pour dispenser ses piaillements oiseux, il savait déjà que cette photo était un signe avant-coureur de complications. Et, plus encore que la nouveauté ou l'implication affective, Antoine Moudu redoutait particulièrement les complications.

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